Je devrais être train d’écrire un papier sur le récit de Clémentine Mélois, sur le roman de Xavier Patier aussi. J’aurais dû appeler Jean au Monde. Il m’avait demandé en juillet un portrait de Carole Martinez. Mais comme j’en avais déjà rédigé un en 2015, je lui avais proposé un « Mots de passe », cet exercice qui consiste à évoquer une œuvre avec des mots-clés. Il ne m’a pas répondu. Je ne l’ai pas relancé non plus. La liste de ce que je dois faire et que je ne fais pas s’allonge désespérément chaque jour. C’est pire qu’hier et mieux que demain pour paraphraser L’éternelle chanson de Rosemonde Gérard. Mon malheureux livre est enfoui lui aussi dans cet engourdissement. Pas une seule ligne qui vaille la peine. Je m’étais pourtant mis en jachère pour y travailler. Je n’ai rien rendu au Monde pendant presque six mois, de la rentrée de septembre à celle de janvier. Ça n’a été que du temps perdu. Perdre mon temps est ma meilleure matière. Fugit irreparabile tempus. D’une certaine manière, cela ne parvient même plus à m’angoisser. Je repense (encore) à Jerome K. Jerome : Accumuler le travail est devenu chez moi presque une passion ; mon bureau en est rempli, à tel point qu'il n'y a plus de place pour en mettre davantage. Il me faudra bientôt faire bâtir une annexe. Et je prends soin de mon travail, aussi. Une partie de celui que j'ai à présent chez moi est en ma possession depuis des années, et il n'y a pas dessus la moindre trace de doigt. Je suis très fier de mon travail ; je descends de temps à autre pour l'épousseter. Personne ne tient son travail en meilleur état de conservation que moi. Au printemps j’avais découvert qu’un certain Albert-Michel Rouleaux s’était attelé à une traduction de My life and times, les souvenirs de J.K.J. parus en 1926, un an avant sa mort. Nous avons eu un peu de mal à entrer en contact, mais il m’a très gentiment adressé le texte qu’il avait auto-édité. On peut regretter que personne ne l’ait publié. C’est un travail attentif, fin, et surtout d’une grande fidélité, d’une vraie proximité. Je lui ai adressé un petit rameau du cyprès qui ombrage la tombe de l'écrivain au cimetière d’Ewelme. J’en avais cueilli deux trois en 2014, l’été où nous étions allés chercher Camille à sa pension anglaise de Malvern. Nous nous sommes échangé deux lettres et je dois dire que je suis particulièrement heureux de partager avec quelqu’un ce compagnonnage littéraire et sensible. A moi d’entretenir la correspondance. Sinon, l’été a filé. Vite. Emmanuel, après avoir longtemps hésité, s’est finalement décidé à réunir parents et amis pour célébrer les quatre-vingts ans qu’il aura en octobre. Pour l’occasion, Marcus avait réservé le Pilon, la grande maison familiale de vacances fin XIXe installée sur les hauteurs de Grasse, où chacun, des parents d’Amélie, à ses oncles et tantes, à ses cousins, conserve une foule de souvenirs. La bâtisse avait échu en héritage à un oncle d’Amélie. Depuis sa mort, elle est la propriété d’une de ses filles qui la loue, vacances, noces et banquets, se réservant juste une dépendance pour elle. Tout est inhabité. Débarrassé. Pourtant, il était troublant de voir que les uns, les autres, emportés par leur mémoire, retrouvaient au détour d’un couloir, d’une volée de marches, à l’ouverture d’une porte, à celle d’une fenêtre, en regardant les arbres, des bribes d’intime, des tressaillements du passé. Et la grande maison vide bruissait doucement de ces ressouvenances. Amélie était particulièrement émue sans vouloir trop en laisser paraître. Le témoin passe aussi, j’ai vu mes nièces avides du moindre détail, de la plus petite anecdote, et replier en elles toutes ces images et ces évocations. La soirée de fête a été belle. Chaleureuse, émouvante. Nous étions bien une centaine. Je m’étonne que cela ne m’effraie plus. Mes « débuts » dans la famille d’Amélie se sont passés justement au Pilon. C’était le mariage de sa cousine Pauline. Mon Dieu qu’ils étaient nombreux. Je ne connaissais personne. J’étais épouvanté. Nous étions sur la fin du séjour lorsque j’ai appris la mort de mon oncle Georges dans sa maison de retraite pour prêtres à Lille. Quatre-vingt-treize ans. Nous étions allés le voir, Amélie et moi, il y deux ans, de retour d’Houplines où vivait ma grand-mère Mamoÿ avant la guerre de 14-18. C’était pour mon livre… Nous sommes remontés par Uzès pour rendre visite à mon oncle survivant, René, mon parrain. Il est le dernier des enfants d’Angèle et de Joseph. Le dernier des quinze. Quatre-vingt-quinze ans en décembre.