Vendredi 26 juin 2015. 22h20.
Par Xavier Houssin le jeudi 9 juillet 2015, 01:04 - Lien permanent
En fait, Camille avait envie de refaire avec ses sœurs exactement le même petit voyage que l’an dernier quand nous étions aussi venus la chercher. C’est à dire loger à Ewelme, dîner au Lord Nelson à Brightwell Baldwin... Tant mieux. Et plus. J’étais ravi de revenir à Ewelme. Mais lorsque nous avions réservé, il n’y avait déjà plus de chambres libres à Fords farm, notre Bed & Breakfast de 2014. Nous avons dû émigrer à Benson, à deux kilomètres de là dans une grande maison de maître très ancienne, réaménagée au XVIIIème avec façade à colonnades et fronton surbaissé. Devant, il y avait une pièce d’eau avec des canards et des foulques. Beaucoup de charme. Mais la propriétaire de « Fyfield Manor » nous a réservé un accueil un peu préoccupé. Elle était surtout inquiète de ce que les enfants ne lui causent pas de dégâts et que nous ne montions pas à l’étage sans ôter nos chaussures. Elle nous a fait mille recomandations à propos des salles de bains à tel point qu’on pouvait se demander si l’on était autorisé à ouvrir les robinets… Amélie et les filles sont allées se promener dans Ewelme. Moi, je me suis rendu à mon pélérinage littéraire sur la tombe de Jerome K. Jerome. J’étais perdu dans mes pensées quand le vicaire de l’église (ou peut-être le sacristain) est venu me frapper sur l’épaule. You came to see the tomb of Alice, Duchess of Suffolk ? Je me suis souvenu du passage de Trois hommes dans un bateau. J’étais presque dans le livre. Un jour, lors d’une belle matinée ensoleillée, j’étais accoudé sur le muret de pierres entourant une petite église de village, et je fumais ma pipe en savourant le bonheur calme et profond qui émanait de ce spectacle doux et paisible : la vieille église grise revêtue de lierre, au portail de bois naïvement sculpté, la blanche allée serpentant jusqu’au bas de la colline entre deux rangées de grands ormes, les maisons aux toits de chaume dépassant de leurs haies bien taillées, le fleuve argenté dans la vallée, les coteaux boisés au-delà… C’était un paysage charmant. Il était idyllique, poétique. Il m’inspirait. Je me sentais bon et noble. Je ne voulais plus pécher, ne plus jamais faire le mal. Je voulais habiter là, y couler une vie irréprochable, une vie belle, avoir des cheveux blancs quand je deviendrais vieux, et tout ce qui s’ensuit. A cet instant, je pardonnai à tous mes amis et connaissances leurs méchancetés et leurs indélicatesses, et je les bénis. Ils n’ont pas su que je les bénissais. Ils ont persisté dans leur voie dépravée sans savoir ce que moi, tout là-bas dans ce paisible village, je faisais pour eux ; mais je ne l’en fis pas moins, et j’aurais voulu pouvoir les avertir que je l’avais fait, parce que je souhaitais les rendre heureux. Je me laissais aller à ces pensées sublimes et tendres, quand ma rêverie fut interrompue par une voix aigre qui glapit : « Voilà, monsieur, j’arrive, j’arrive ! Voilà, ne vous impatientez pas ! » Je levai les yeux et vis dans le cimetière un vieux bonhomme au crâne chauve, qui clopinait vers moi, portant à la main un énorme trousseau de clefs qu’il faisait tinter à chacun de ses pas. Je lui fis signe de s’éloigner avec une dignité muette, mais il continua d’avancer en piaillant. « J’arrive, monsieur, j’arrive ! Je suis un peu boiteux, et plus aussi alerte qu’autrefois. Par ici, monsieur. – Allez-vous-en, misérable vieillard ! lui lançai-je. – Je suis venu aussi vite que j’ai pu, monsieur, dit-il. Ma femme vient juste de vous apercevoir. Suivez-moi, monsieur. – Allez-vous-en, répétai-je. Fichez-moi la paix ou sinon je saute par-dessus le mur et je vous tue ! » Il parut surpris. « Vous ne voulez donc pas voir les tombes ? me demanda-t-il. – Non, répondis-je. Je ne veux pas. Je veux rester ici, sur ce vieux mur décrépi. Allez-vous-en, et ne me dérangez plus. Je déborde de belles et nobles pensées, et n’en veux plus bouger, parce que c’est beau et bon. Ne venez donc pas faire l’imbécile, me rendre enragé et chasser mes bons sentiments avec vos idioties de pierres tombales. Allez-vous-en, et trouvez quelqu’un qui vous enterre à bon marché, je paierai la moitié de la dépense. » Sauf qu’ici mon interlocuteur était tout sauf importun. Et que je n’avais aucune envie de l’envoyer promener. Il m’a raconté le service religieux organisé l’année dernière dans l’église par l’Association des amis de Jerome K. Jerome à l’occasion du cent-vingtième anniversaire de la parution de Trois hommes dans un bateau. Tous les participants étaient en boating blazer jacket, coiffés de canotiers. Et il m’a, bien sûr, aussi montré dans l’église le tombeau de la duchesse de Suffolk, Alice Chaucer, la petite fille du poète Geoffrey Chaucer, l’auteur des Contes de Canterbury et du Parlement des oiseaux, morte à la fin du XVème siècle. Le monument est impressionnant. Sur le dessus, son gisant en albâtre avec robe et couronne, puis le sarcophage contenant le corps, enfin, en-dessous, un transi qui la figure en cadavre. Je suis allé retrouver mes promeneuses. Fait un dernier tour avec elles dans les rues du village. Comme je me sens bien ici. Notre table était réservée au Lord Nelson. Très bon dîner. J’allais dire comme d’habitude… Ce n’est pourtant que la deuxième fois que nous venons.